Rythmée par l’affrontement entre progressistes et islamistes, l’actualité tunisienne suscite au Maroc des parallèles hâtifs, des craintes fondées mais aussi de l’indignation à n’en plus finir. Serions-nous en train de vivre par procuration la montée de l’intégrisme ?
Zineb,
étudiante dans la vingtaine, se considère comme campée à gauche. Elle
nous fait part de son désarroi : “J’ai suivi la révolution tunisienne
assidûment et je trouvais ça fort. Puis, quand des salafistes ont
attaqué l’ambassade américaine à Tunis, alors qu’à Casablanca, il y a
juste eu un rassemblement pacifique, j’ai été contente, rassurée, plutôt
fière que mon pays ne fasse pas la Une des journaux… Et quand ils ont
tué Chokri Belaïd, j’ai pensé : là bas, c’est le chaos, la violence, ils
vivent un problème grave d’intolérance. C’est ça les fruits d’une
révolution ?” L’assassinat par balles d’un leader d’extrême gauche,
Chokri Belaïd, le 6 février 2013, pas encore élucidé, mais attribué pour
beaucoup aux islamistes, a définitivement exporté au-delà des
frontières tunisiennes les questions de l’activisme islamiste sous sa
forme salafiste et de la politique des conservateurs au gouvernement. Le
site d’information tunisien nawaat.org le constatait en titrant :
“Assassinat de Chokri Belaïd : onde de choc internationale”. Le Maroc
officiel a condamné “vigoureusement l’acte terroriste” tandis que
différentes organisations d’extrême gauche ont défilé devant l’ambassade
tunisienne à Rabat pour saluer la mémoire de leur camarade. Au-delà de
ces réactions attendues, l’évènement a révélé un malaise profond.
Un film, un assassinat…
Car
si le décès de Belaïd a été une onde de choc internationale, bien
ressentie au Maroc, depuis le début de la révolution, plusieurs
évènements en Tunisie avaient déjà suscité différents sentiments dans le
royaume, de l’effroi à l’indignation. Fin 2011, plusieurs Marocains
signent, à l’unisson d’universitaires et de militants du monde entier,
un “Appel pour soutenir les démocrates tunisiens”. Ledit appel circule
pour dénoncer les agissements d’un “groupuscule d’étudiantes vêtues de
niqabs et soutenues par des militants salafistes” empêchant la bonne
conduite des cours dans une université tunisienne, la Manouba. Des
heurts opposaient effectivement des étudiants sur la question du droit
acté à s’asseoir sur les bancs de la fac en niqab. Les auteurs de
l’appel ont beau rappeler eux-mêmes que les fauteurs de troubles ne sont
qu’une dizaine de personnes tout au plus, ils n’en donnent pas moins un
ton alarmiste à leur texte. En octobre 2011, lorsqu’éclate l’affaire
Persepolis en Tunisie, la presse marocaine la relaie largement et le ton
est à l’indignation. Des islamistes s’étaient en effet rassemblés
devant les locaux de la chaîne tunisienne Nessma TV car cette dernière
avait diffusé, en arabe dialectal, Persepolis, un film d’animation de la
Franco-iranienne Marjane Satrapi, dans lequel on peut notamment voir
une petite fille dialoguer avec Dieu, représenté sous les traits d’un
homme immense et barbu. Qu’importe que le film ait été diffusé sciemment
par une chaîne ouvertement anti-islamiste dans le but d’exciter son
adversaire politique, à quelques jours des élections pour l’Assemblée
constituante, et qu’au final cette tactique ait produit un effet
exactement contraire à celui escompté, à savoir une augmentation de la
popularité d’Ennahda. Peu de gens se sont attardés sur ces
considérations et n’ont retenu que l’intolérance des manifestants. Et
lorsque, au Maroc, le même dessin animé est déprogrammé d’un cycle de
projections à la Cinémathèque de Tanger, sans plus d’explications, le
parallèle avec la Tunisie est tout de suite dressé et certains lient les
deux affaires pour fustiger “une montée de l’islamisme au Maghreb”.
Conservateurs vs modernistes
La
vieille dichotomie démocratie contre autoritarisme aurait-elle disparue
après le Printemps arabe, pour céder la place à l’opposition entre
conservateurs et progressistes ? Selon le chercheur Mohamed Darif, le
Printemps arabe a en effet permis d’opérer une clarification
idéologique. Selon lui, “on voit actuellement s’affronter deux parties :
les conservateurs et les modernistes, les premiers étant ceux qui ont
le plus bénéficié du Printemps arabe. Avant, on parlait de démocrates et
d’antidémocrates, aujourd’hui, on mobilise un nouveau vocabulaire pour
parler de politique en Afrique du Nord”. De nombreux analystes et
militants, de quelque bord que ce soit, nient que cette opposition soit
la seule à subsister. Sarah Ben Hamadi, blogueuse et journaliste
tunisienne, se dit “contre cette division progressistes/islamistes. La
Tunisie a vécu des décennies sous la dictature. Une fois libres, nous
nous sommes découverts différents, conservateurs, progressistes,
islamistes, laïcs… Et nous devons exister ensemble”. Pourtant, au Maroc,
les discussions et publications à propos de la Tunisie tournent
quasi-exclusivement autour du sujet de l’islam politique et relèguent
toutes les autres questions au rang de problèmes secondaires. La
compliquée crise institutionnelle que vit en ce moment même la Tunisie
ne semble pas intéresser outre mesure. On trouve peu d’informations à
propos du recyclage d’anciens cadres de la dictature dans des partis
“modernistes”, de l’inégalité de développement entre les régions, de la
dette à l’égard de la France ou encore de la justice transitionnelle ;
certaines de ces questions se posant pourtant chez nous. Et si les
solidarités palpables et effectives entre Marocains et Tunisiens
-notamment chez les militants de gauche- n’ont pas augmenté tant elles
étaient déjà importantes sous Ben Ali, l’indignation et les solidarités
“virtuelles”, elles, semblent exploser depuis l’arrivée au gouvernement
des islamistes du parti Ennahda.
Et
certains n’y vont pas avec le dos de la cuillère. Sur la Toile
marocaine, on retrouve nombre de déclarations hâtives à propos des
islamistes tunisiens, qu’ils soient nahdaouis ou salafistes. “Dictature
théologique”, “nouveaux ayatollahs”, “talibans”, lit-on ça et là, alors
même que, pour le moment, rien ne prouve qu’Ennahda n’a pas pleinement
accepté le jeu démocratique. Si beaucoup de Tunisiens ne pardonnent pas
aux médias occidentaux l’entretien de peurs ou de fantasmes quant à
l’islamisme, ils comprennent en revanche leurs voisins marocains. Bochra
Bel Haj Hmida, féministe qui a démissionné du parti de gauche Ettakatol
lorsque celui-ci a contracté un mariage de raison avec Ennahda,
comprend “que des Marocains soient effrayés”. “Boukornine”, blogueur
tunisien qui a vécu au Maroc il y a sept ans, abonde dans ce sens : “Je
suppose que les Marocains sont tétanisés”, au regard de l’actualité
tunisienne. Lui a manifesté durant la révolution, avec l’intégralité de
l’opposition, y compris islamiste. Mais aujourd’hui, il accuse ces
derniers d’attirer la société vers “des débats infertiles sur l’identité
nationale”, de faire “de la bipolarisation de la société leur cheval de
bataille, en l’absence de réel programme politique”.
Laboratoire politique expérimental
Au
Maroc, les islamistes sont largement neutralisés par la monarchie via
le statut de Commandeur des croyants de Mohammed VI. Difficile alors de
savoir dans ce cas quel est leur programme réel. Mais la Tunisie nous
permet de vivre “l’empowerment” islamiste par procuration. Hisham
Almiraat, blogueur actif sur différents réseaux d’information citoyenne,
n’est pas étonné par l’intérêt que suscite l’actualité tunisienne au
Maroc. Selon lui, ce qui se passe là-bas “a un impact psychologique fort
chez nous”. Et il enchaîne : “La Tunisie est à l’avant-garde, nous nous
projetons dans ce que les Tunisiens vivent”. Ahmed Assid, chercheur
mais aussi militant démocrate et laïc, concède que l’impact
psychologique est fort chez les intellectuels, les artistes et les
personnalités de la société civile, et que lui-même, “reçoit un nombre
incroyable de communiqués à propos de la Tunisie, preuve que les gens
s’y intéressent et que certains ont peur, se demandant si ce qui arrive
là-bas peut arriver chez nous”. Samy Ghorbal, auteur, journaliste
tunisien et militant progressiste, rappelle que le Maghreb “a une
histoire commune et que les destins des pays sont liés”. Lui aussi
comprend donc que les Marocains se questionnent sur l’avenir de la
Tunisie. Et il se remémore un certain 14 janvier 2011, jour du départ de
Ben Ali : “Je suis resté au téléphone plus d’une heure avec un ami
marocain qui vivait déjà les évènements avec plus de passion que moi, ou
presque”. Et pour certains, il n’est pas juste question d’impact
inconscient mais de questions clairement posées. C’est le cas au Parti
socialiste unifié (PSU), dont la secrétaire générale, Nabila Mounib,
explique : “Pour nous, la Tunisie est une sorte de laboratoire
expérimental et son actualité nous pousse à débattre de questions
fondamentales”.
En effet, si on peut
regretter que l’affrontement politique entre islamistes et modernistes
occulte d’autres problématiques, l’expérience tunisienne n’en a pas
moins remis sur la table, au Maroc, des débats de fond. La définition
même de la démocratie est notamment rediscutée. Fouzia Assouli,
féministe et présidente de la Ligue démocratique des droits de la femme
(LDDF), avoue que l’actualité tunisienne et les débats autour de la
place de la femme dans la société et de son statut légal a fait renaître
chez elle les démons de l’année 2000, lorsque des milliers de personnes
descendaient manifester contre la réforme de la Moudawana. Et elle
assène : “Ce qui se passe en Tunisie rappelle à notre mémoire que la
démocratie ne se cantonne pas au suffrage universel mais s’élargit à des
principes comme l’égalité, le droit des minorités…” Et Mohamed Darif
abonde dans ce sens : “Les modernistes de gauche ne peuvent plus se
permettre, devant l’exemple tunisien, d’oublier que la démocratie n’est
pas juste une procédure mais un système de valeurs”.
“Le Makhzen garant des libertés !”
L’auteur
est un jeune Marocain, Fadel Abdellaoui, actif sur la “twittoma”, et la
sentence n’est qu’un tweet. Et pourtant, elle est lourde de sens, car
lâchée alors que les réseaux sociaux s’enflamment à propos de
l’assassinat de Belaïd : “Ce qui me fait mal au cœur, c’est que beaucoup
veulent l’échec des Tunisiens, pour prouver que nous, au Maroc, on
avait raison”. Et il est vrai que, mise en vogue lors de l’adoption de
la nouvelle Constitution, la fameuse expression, frisant le pléonasme,
d’“exception marocaine” a retrouvé un regain de jeunesse dans la presse
internationale et sur le Net. Pour certains, une fois de plus, le Maroc
s’achemine en douceur là où les autres pratiquent le saut quantique au
risque de se crasher. Ahmed Assid, qui n’adhère aucunement à l’idée
d’une “exception marocaine”, n’en est pas moins certain que “le régime
marocain, souple et flexible, apparaît comme un bon gestionnaire, par
exemple sur le dossier salafiste où la répression a laissé place à une
intégration”. Résultat, de nombreux salafistes marocains sont allés
jusqu’à remonter les bretelles de leurs comparses tunisiens, les
incitant à abandonner au plus vite l’action violente.
Youssef
Belal, politologue et militant de gauche, affirme en effet qu’“il est
un argument que l’on a déjà entendu après la révolution iranienne ou la
guerre en Algérie et qui opère un retour : celui consistant à dire que
le Makhzen est une sorte de garant de nos libertés individuelles et que,
par conséquent, il faut le conserver et ne pas en diminuer la force.
C’est un discours qui marche dans une bonne partie de la gauche, dans
des partis comme le PAM et chez certains intellectuels”. Pour le
chercheur, il n’est pas impossible que l’on revive d’ici peu “un retour
de l’anti-islamisme éradicateur”, une ambiance similaire à celle de
l’époque du procès Belliraj, les plus opposés aux islamistes trouvant
dans l’actualité matière à communiquer. Mohamed Darif remarque aussi que
si ce qu’il appelle “la violence matérielle” épargne le Maroc là où
elle frappe la Tunisie, en revanche, la “violence symbolique” existe
chez nous aussi, “au risque de voir éclore des discours éradicateurs de
part et d’autre”.
Un camp démocrate en refonte ?
Mustapha
Moâtassim est enseignant et leader du parti non reconnu Al Badil Al
Hadari. Il se dit “islamo-démocrate” et a fait de l’alliance entre
islamistes et progressistes de gauche une condition sine qua non à
l’éclosion d’un mouvement démocratique marocain. Croyant encore et
toujours à ce programme, il se veut avant tout rassurant. Pour lui qui
connaît nombre de militants de gauche et islamistes tunisiens, le pays
vit “une période grise, somme toute logique après une révolution”. Mais
il reste persuadé que chacun saura bientôt trouver un terrain d’entente.
Puis, timidement, il concède craindre, au Maroc, une désunion entre
démocrates conservateurs et progressistes. Il redoute aussi que certains
parmi ces derniers, “effrayés par ce qui se passe en Tunisie, ne
fassent appel à des solutions autoritaires pour éviter une montée de
l’islamisme”. Impossible de faire des projections mais une défiance
s’est visiblement installée. Nabila Mounib nous explique : “L’assassinat
de Chokri Belaïd a marqué un tournant. Nous sommes obligés de clarifier
notre projet et de choisir nos partenaires et nos alliés dans la lutte
démocratique. A un moment donné, il y a eu quelques ambiguïtés dans la
rue, mais maintenant, nous devons nous efforcer à rassembler un front
démocratique distinct des islamistes”. Et Youssef, un jeune étudiant
casablancais d’une vingtaine d’années, qui se dit “de gauche” et qui a
manifesté à Rabat et à Casablanca avec le Mouvement du 20 février, avoue
: “Si des manifestations similaires avaient de nouveau lieu, je serais
beaucoup plus sceptique sur une quelconque alliance avec les islamistes.
Quand je vois qu’en Tunisie, dès qu’ils ont eu un peu de pouvoir, ils
se sont radicalisés, ont commencé à tenir des discours haineux, je
commence à me poser des questions sur nos islamistes qui assurent être
de vrais démocrates, partisans d’un Etat civil…” Et d’enfoncer le clou :
“Pas mal d’amis à moi, un peu moins politisés, l’avouent tout de go :
ils préfèrent des autorités corrompues à de vrais durs contre lesquels
on a l’impression de ne rien pouvoir faire !”.
Source : Telquel
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